Ubérisation ?

Le jeu des 1000 € : modèle de l’économie participative ?

Des exemples de développement open-source ou se basant sur une communauté et en encourageant les innovations existaient bien avant les termes très en vogue aujourd’hui.

Bataille de termes, guerre sémantique ?

« Uberisation« , « open-source« , « économie du partage« , « économie collaborative« , sont des termes souvent utilisés aujourd’hui et qui sont en constants questionnements. « Uber fait-il de l’économie du partage ? » est une question que bien de journalistes devraient se poser quand ils traitent de manière très laconique de ces modèles économiques émergeant.

D’autant plus que des dérives destructrices sont à l’œuvre dans la manière même qu’a une entreprise comme Uber à « disrupter » l’économie à son seul profit. À ces dérives sont opposées des valeurs positives de l’économie du partage, socles intangibles sans lesquels nous ne pourrions parler d’économie du partage. Ce seraient les valeurs qui régiraient les échanges économiques, et non l’inverse. Bataille de points de vues diraient des économistes, bataille politique peut-être aussi.

Mais un autre point de vue sur l’économie du partage est aussi énoncé : celui d’une organisation différente des « profits » de l’activité.

Michel Bauwens (Peer 2 Peer Foundation) : « A Séoul, en Corée du Sud, la municipalité de gauche a choisi d’interdire Uber, non pas pour protéger les taxis mais pour développer des applications locales, parce qu’il n’y a aucune raison qu’une société américaine gère les trajets d’une ville asiatique. » (Source : article du Monde)

Et c’est bien de cela qu’il s’agit : une redéfinition de la propriété et de ses profits.

L’exemple du jeu des 1000 €

Le modèle économique d’Uber est en fait très utilisé et n’a rien de disruptif. Le terme « disruptif » n’est donc, dans le cas d’Uber qu’une reformulation économiquement positive du terme illégal.

Le « Jeu des 1000 € » est un jeu radiophonique créé en 1958. Ce jeu de questions-réponses, très populaire en France (plus de 15 % de part de marché sur sa tranche horaire) est un des plus anciens jeu radiophonique en activité. À chaque émission, les questions posées sont celles d’auditeurs les ayant envoyé. Le contenu de l’émission est apporté par les auditeurs qui peuvent ainsi questionner les candidats sélectionnés lors de chaque passage de l’émission. Le « Jeu des 1000 € » est un jeu qui représente une partie de la France rurale car il se diffuse et sélectionne ses candidats dans les villages de France, et tous les habitants et alentours de ces villages sont invités à y participer (questions, ou sélections de candidats). La radio s’installe dans les salles des fêtes des villages, monte des chapiteaux sur les marchés…

Les questions sont sélectionnées par l’équipe qui les classe selon leur difficulté (et pour les besoins du déroulement jeu).

À la même interrogation que sur Uber, « qui est le propriétaire des profits réalisés ? » nous pourrions répondre ici la radio, publique (France Inter), donc l’État. Philosophiquement, nous pourrions même étendre notre vision en disant qu’il s’agit ici de « bien commun ». Or c’est méconnaître le fonctionnement de la propriété. Le principal bénéficiaire ici, c’est l’État, un autre propriétaire donc qui gère un intérêt général, car les citoyens le lui ont délégué.

BlablaCar sont-ils des connards ?

Il ne s’agit ici pas de diffamer, ni d’insulter. Mais si nous discutons de modèle économique, nous pouvons assurer que BlablaCar ne travaille pas pour les biens communs et ne relève donc pas de l’économie participative. Si les profits réalisés ne reviennent pas dans les poches de ceux qui y participent alors il y a enrichissement personnel de quelques uns au profit de l’activité de beaucoup d’autres. Quel est ici le nouveau paradigme ? Qu’est-ce qui différencie ce type d’activité « moderne », « disruptive » du propriétaire d’une industrie au XIXe siècle qui embauche des ouvriers et s’enrichit sur leur force de travail ?

Les effets de mode souffrent de l’analyse de leur fonctionnement.

Petite vidéo illustrant la réflexion :

Valorisation des connaissances et de leur divulgation

Dans une partie du livre « Du bon usage de la piraterie« , Florent Latrive explique comment la soierie lyonnaise a concurrencé la soierie londonienne (p.39).

La soierie lyonnaise et l’open technology

L’exemple du fonctionnement de la science académique est le plus évident et le plus massif des
mécanismes de connaissance ouverte, où « les principes de divulgation rapide de nouvelles connaissances sont prédominants, et dans lesquels un certain nombre de procédures facilitent et renforcent la circulation » de celles-ci.
Mais c’est loin d’être le seul et le passé propose plusieurs exemples de tels systèmes appliqués à
l’industrie. Retour au XVIIIe siècle. Lyon est alors la deuxième ville de France, avec 143 000 habitants, dont un quart travaille dans l’industrie de la soie. Le commerce du textile lyonnais est renommé dans le monde entier et la ville livre une concurrence acharnée à Londres, compétition dans les Français sortiront vainqueur tout au long du XIXe grâce à leur faculté à mettre sur le marché très rapidement de nouveaux tissus correspondant à la mode ou à l’évolution du goût. La raison ? Les tisserands et les marchands de la soierie lyonnaise ne cesseront d’utiliser et de perfectionner des métiers à tisser toujours plus rapides et plus efficaces, résultat d’une organisation collective de l’innovation où chaque inventeur est incité à divulguer ses trouvailles et à les partager. En face, Londres sera victime d’un système concurrentiel où chaque inventeur garde son innovation pour lui-même, sans bénéfices collectifs. Le verdict est sans appel : si, au début du XIXe, Londres et Lyon comptaient un nombre similaire de métiers à tisser (14 500 contre 12 000), en 1853 la différence entre les deux agglomérations est considérable avec 60 000 métiers à tisser en service dans les soieries lyonnaises contre 5 000 à Londres.

L’organisation de l’innovation à Lyon n’a alors rien d’anarchique. L’ouverture et le partage des connaissance sont encouragés par une récompense attribuée aux inventeurs qui acceptent de divulguer leurs travaux. Plus astucieux encore, des bonus leur sont alloués s’ils acceptent de participer activement à la diffusion de leurs inventions. Le mécanisme prend la forme d’un quasi consortium, la Grande Fabrique Lyonnaise, qui fédère les artisans, ateliers et marchands impliqués dans le commerce de la soie. Le financement des primes données aux innovateurs est assuré par la Caisse du droit des étoffes étrangères, abondée par une taxe sur les importations de textile étranger. Les inventions primées sont exposées dans les bureaux de la Grande Fabrique, non loin de l’Église des Gobelins, où défilent tous les artisans désireux d’observer quelles avancées ont été mises au point. C’est le cas, par exemple, de Michel Berthet, à l’origine d’une amélioration du métier à tisser de Falcon en 1760. En échange de la divulgation de son invention, il reçoit 1000 livres tournois, 600 tout de suite et le reste à la condition d’expliquer aux maîtres gardes comment l’utiliser et d’aider à l’installation d’exemplaires dans au moins quatre ateliers de la ville. Le métier à tisser de Jacquard, invention de rupture puisqu’il sera le premier à automatiser quasi totalement le tissage grâce à des cartes perforées, bénéficiera du même mécanisme en 180411 et sa diffusion extrêmement rapide sera assurée par l’imitation et les multiples perfectionnement que lui apporteront les artisans. « Les artisans inventifs, tisserands ou non, étaient rapidement informés de l’existence de nouveaux appareils : ils regardaient fonctionner les nouveaux métiers à tisser, écoutaient les tisserands, parlaient avec les maîtres gardes, travaillaient sur les métiers à tisser primés et leur apportaient des améliorations. Le système ouvert générait de gigantesque effets cumulatifs », écrivent Dominique Foray et Liliane Hilaire Perez.

L’exemple de la soierie lyonnaise permet d’identifier certains facteurs clefs déterminant la réussite d’un système d’incitation à l’innovation collective fondé sur le libre accès aux savoirs. Selon Foray et Hilaire, il faut surtout que les membres de la communauté aient tous l’impression de bénéficier de la mise en commun des ressources. Ce qui était le cas des élites lyonnaises, dont le sentiment communautaire était renforcé par la concurrence avec Londres. Tous les participants doivent collectivement partager la conviction que « l’ouverture augmente la performance générale du système et que la diffusion des connaissances de l’un participe d’un jeu à somme positive ». Si un nombre croissant d’acteurs du système a le sentiment d’être floué par la collectivité, le dispositif s’affaisse, miné de l’intérieur par la multiplication des stratégies individuelles de privatisation des savoirs. L’exemple lyonnais finira d’ailleurs par imploser au XIXe siècle sous la pression des revendications individuelles. Jacquard lui-même, devant le succès phénoménal de son métier à tisser, entrera en conflit avec la municipalité de Lyon, s’estimant insuffisamment récompensé pour sa contribution au bien-être collectif.